Chez Stellantis, la CGT en pleine guerre fratricide
Article publié sur le site de Mediapart 2 septembre 2022
https://www.mediapart.fr/journal/economie/020922/chez-stellantis-la-cgt-en-pleine-guerre-fratricide
En janvier, la fédération CGT de la métallurgie a adoubé de nouveaux représentants dans l’usine Peugeot-Citroën de Poissy. Excluant de fait des militants historiques, dont Jean-Pierre Mercier, figure des syndicalistes de l’automobile, par ailleurs numéro 2 de LO. La bataille est désormais judiciaire.
Dan Israel
2 septembre 2022 à 19h15
Ils sont nombreux, les motifs actuels de lutte pour les syndicats de Stellantis, le géant de l’automobile qui englobe depuis janvier 2021 les marques de Peugeot-Citroën (groupe PSA) et de Fiat-Chrysler. En février, la direction a annoncé son intention de supprimer 2 600 emplois en France sur deux ans, après des milliers d’autres licenciements en quinze ans. Un plan qui n’a été en rien ralenti par l’annonce des bénéfices records au premier semestre de cette année. Et en avril, la rémunération stratosphérique du directeur général Carlos Tavarez a été dévoilée : pas moins de 66 millions d’euros pour l’année 2021, une somme jamais atteinte pour un patron européen.
Pourtant, si les principaux responsables CGT de l’entreprise et de la fédération de la métallurgie, qui chapeaute le secteur automobile, avaient les yeux tournés vers le tribunal judiciaire de Bobigny le 1er septembre, ce n’était pas en raison d’une bataille juridique avec la direction de Stellantis.
Ce jeudi, l’audience opposait 16 membres historiques de la section CGT de l’usine PSA de Poissy (Yvelines) aux représentants du tout nouveau syndicat, lui aussi CGT, de l’entreprise, créé en décembre et dénommé CGT-Stellantis.
Les deux parties se sont accordées pour reporter l’audience au 20 octobre, mais leur inimitié n’en est en rien diminuée. Le nouveau syndicat, appuyé par la fédération de la métallurgie et l’union départementale des Yvelines, réclame en justice que les membres de l’ancienne organisation cessent de se revendiquer de la CGT, de parler en son nom et d’utiliser son logo – et qu’ils soient condamnés à payer 1 000 euros d’amende chaque fois qu’ils le feront.
Celui qui est principalement visé est une figure des luttes syndicales : Jean-Pierre Mercier, jusqu’à peu patron de la CGT pour les 15 sites de PSA en France, et habitué des prises de parole médiatiques. Il a été l’animateur de la grève féroce qui a eu lieu en 2013 dans l’usine d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), fermée en 2014 alors que 3 000 personnes y travaillaient encore deux ans plus tôt – l’épisode est retracé dans un livre et dans le film Comme des lions.
C’est à la suite de la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois que Jean-Pierre Mercier a été transféré à Poissy, et a adhéré à la CGT-PCA (pour Peugeot-Citroën automobiles, ancienne dénomination de PSA). Et depuis 2015, il est le délégué syndical central de toute la CGT de PSA. Ce n’est pas son seul poste officiel : Jean-Pierre Mercier est le deuxième porte-parole national de Lutte ouvrière (LO), aux côtés de Nathalie Arthaud, la candidate du parti à la présidentielle depuis 2012. À ce titre, il était numéro 2 de la liste LO aux élections européennes de 2019.
L’audience de Bobigny constitue la nouvelle étape d’un affrontement sans merci qui dure depuis plus de 18 mois, et qui s’est déplacé sur le terrain judiciaire. En janvier 2022, le syndicat PCA-Poissy a été désaffilié de la CGT, à l’initiative de la fédération et de l’union départementale des Yvelines, pour laisser la place au nouveau syndicat CGT-Stellantis.
Jean-Pierre Mercier a perdu officiellement son mandat de délégué syndical central en mai et a été remplacé par Michael Imhoff, un élu de l’usine de Trémery (Moselle). Ces deux décisions ont été validées par le tribunal judiciaire de Versailles, le 28 avril et le 29 août.
« Jean-Pierre Mercier se présente encore dans les médias comme faisant partie de la CGT, parfois même comme “porte-parole de la CGT de Stellantis”. Mais, à ce jour, il n’est plus adhérent à la CGT et le syndicat PCA-Poissy a été désaffilié de la CGT. Ses dirigeants ne peuvent donc pas prétendre parler au nom de la CGT », déclare Aziz Bouabdellah, secrétaire fédéral chargé du dossier à la fédération de la métallurgie.
Deux lignes politiques opposées
Dans cette querelle fratricide, les reproches fusent de chaque côté en direction de l’adversaire. Chacun accuse l’autre de ne pas respecter les statuts de la CGT et se targue d’être celui qui respecte le mieux la « démocratie syndicale » et les choix de « la base ». Les opposants au syndicat historique expliquent principalement que ses dirigeants, autour de Jean-Pierre Mercier et du secrétaire général Farid Borsali, menaient la vie syndicale de façon brutale, sans écouter les critiques, et en prenant trop leurs distances avec les directives la fédération.
« Il s’agit d’un problème interne dans l’ancien syndicat, d’un conflit entre la direction et ses membres : les syndiqués n’avaient aucune place et ne prenaient aucune part dans l’organisation du syndicat dans l’entreprise », affirme ainsi Aziz Bouabdellah, secrétaire fédéral à la fédération de la métallurgie. « Un grand nombre de syndiqués sont venus se plaindre à la fédération du fait qu’ils n’étaient pas écoutés par leurs dirigeants », indique-t-il pour expliquer la création du nouveau syndicat et son adoubement par les instances.
« Déjà en 2017, il y avait eu des dysfonctionnements, et une première vague de départs. Nous avions notamment l’interdiction d’aller suivre les formations syndicales organisées par l’union locale ou l’union départementale, assure aussi Jonathan Dos Santos, qui a quitté le syndicat historique pour devenir secrétaire général de la nouvelle CGT-Stellantis-Poissy. Le motif était qu’il fallait privilégier l’atelier, plutôt que d’aller voir les “bureaucrates de la fédé”. Par la suite, les problèmes ont continué. »
Autant de reproches balayés par Jean-Pierre Mercier. « La raison fondamentale, à mes yeux, est que la fédération veut reprendre la main sur un certain nombre de sites, et sur la CGT du groupe PSA, assène-t-il. Les syndiqués de l’entreprise n’étaient pas jugés assez obéissants. On m’a même dit que nous écoutions trop les syndiqués ! »
Ni Jean-Pierre Mercier ni ses adversaires n’estiment que sa place à LO joue un grand rôle dans leur affrontement. Néanmoins, le conflit de ligne politique est un secret de polichinelle. La fédération de la métallurgie, la troisième plus grosse de la CGT (après les services publics et la santé), forte de plusieurs dizaines de milliers d’adhérents et d’adhérentes, n’est pas la plus radicale des organisations de la CGT, et est régulièrement encline à trouver des accords avec le patronat.
Pas vraiment les positions de Jean-Pierre Mercier et de ses camarades. « Notre syndicat est un syndicat de combat, résolument du côté des travailleurs, contre la direction de PSA », résume un de leurs récents tracts. La convocation au tribunal des 16 membres du syndicat historique a été transmise par voie d’huissier, à leur domicile. « Ces méthodes sont celles de nos patrons, révélatrices d’un comportement anti-démocratique et d’un mépris pour les salariés », dénonce le texte.
Démonstration de force
Les « historiques », qui ont lancé une pétition de soutien signée par près de 1 500 personnes en une journée, ne nient pas des divergences avec certains de leurs anciens camarades. Ils jugent même ces désaccords « naturels ». Mais ils appellent à les « régler à travers la discussion fraternelle et non à coups d’exclusion ». Cette demande de discussion provient de militant·es qui savent que nombre de syndicalistes CGT les soutiennent, comme cela a été démontré à plusieurs reprises.
Le 14 novembre 2021, 193 syndiqué·es avaient ainsi participé au congrès de la CGT-PCA-Poissy, aux côtés de représentants de 12 autres usines du groupe (sur 15), et avaient très largement réélu leurs dirigeants. Fin décembre, après la création du nouveau syndicat, 222 élus CGT du groupe, soit 90 % des représentants du groupe à l’époque, ont aussi signé un texte affirmant vouloir garder Jean-Pierre Mercier comme délégué central. Une première pétition signée par un millier de personnes a également soutenu le militant.
La démonstration de force la plus massive a sans doute eu lieu le 13 mai, au siège de la confédération CGT, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Des représentants de la CGT de toutes les usines françaises du groupe y étaient conviés en assemblée générale pour donner leur préférence sur l’occupant du poste de délégué syndical central. 223 militant·es ont choisi Jean-Pierre Mercier, contre seulement 31 voix pour Michael Imhoff.
« Moi, ma ligne, c’est la démocratie syndicale, c’est la base qui doit décider », commente aujourd’hui Jean-Pierre Mercier. Mais, comme l’avait immédiatement fait valoir Aziz Bouabdellah, sous les huées et les quolibets de la salle, ce vote « est plus que caduc », puisque la CGT-PCA ne faisait déjà officiellement plus partie de la CGT. La vidéo de la scène est disponible en ligne
Formellement, le représentant de la fédération des « métallos » a raison. Les instances officielles de la CGT ont bien exclu Jean-Pierre Mercier et ses troupes dès janvier. Mais ces derniers estiment qu’en agissant ainsi, la fédération a violé les statuts confédéraux de la CGT, selon lesquels la création d’une nouvelle implantation syndicale ne doit pas concurrencer une implantation déjà existante sur le même périmètre. Par ailleurs, ils estiment que s’ils doivent être exclus de la CGT, ils doivent l’être à l’issue d’une procédure menée par la confédération, prévue dans les statuts.
Prudente, la confédération n’a pas souhaité réagir auprès de Mediapart, au motif qu’elle « ne s’exprime pas sur des litiges concernant ses organisations ». Mais en privé, le camp des « historiques » estime avoir reçu plusieurs discrètes marques de soutien de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT…, qui a lui-même dirigé la fédération de la métallurgie jusqu’à son arrivée à la tête de la confédération en 2015.
Quoi qu’il en soit, en première instance, la justice a bien donné tort à Jean-Pierre Mercier et à ses proches sur tous les points qu’ils ont soulevés, dans les deux décisions, du 28 avril et du 29 août.
Aujourd’hui, les membres du nouveau syndicat disent vouloir tourner la page. « La plupart des syndiqués ont rejoint nos rangs : aujourd’hui, notre syndicat compte 26 délégués dans l’usine de Poissy, un peu partout en France, dont 17 sont des anciens du syndicat historique », souligne Jonathan Dos Santos. Mais il est certain que ce dossier n’a pas encore fini d’empoisonner la CGT.