Le travail tue et mutile avant l'âge de la retraite
La multiplication des suicides, comme dans l’automobile et à France Télécom en 2007-2008, a remis sur le devant de la scène la question de la souffrance au travail, de la pénibilité et, plus généralement, celle des conditions et de l’organisation du travail. Avec le développement du chômage de masse, il était devenu presque inconvenant de mettre en cause et de dénoncer les conditions de travail. Les débats concernant la réduction du temps de travail, ordonnés autour des lois Aubry de la fin des années 1990, avaient essentiellement porté sur le partage entre temps de travail et temps libre.
Il est vrai que tout a mal commencé : le tripalium instrument de supplice dont dérive le terme « travail » était l’outil de contention des éleveurs et s’appliquait aussi aux suppliciés, aux femmes en proie aux douleurs de l’enfantement et aux agonisants. L’enfantement étant un « travail », pas parce qu’on y reproduit la vie, mais en raison des douleurs de l’accouchement qui obligeaient sans doute parfois à immobiliser la mère...
Avec le développement de l’industrie, la riposte est brutale, du luddisme – mouvement de résistance des artisans anglais brisant les métiers à tisser – au sabotage encore voté dans les congrès de la CGT du début du xxe siècle. « Saboter » dans le domaine ferroviaire, c’était ralentir les wagons avec un coin, mais aussi percer la traverse pour y préparer le logement du patin du rail. L’opération inverse d’enlèvement des tire-fonds maintenant les patins était utilisée pour faire dérailler les trains. Par la suite, le « socialisme réel » s’est fait à son tour le défenseur du taylorisme et de l’augmentation de la productivité dans le cadre de la course au développement et de la coexistence pacifique.
Le productivisme, de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960, ne représenta qu’un court intermède où ont été posées les questions d’organisation du travail. Traumatisé par la grande trouille de 1968, le patronat se lance dans une vaste réorganisation de la production qui allie déstructuration du tissu industriel (externalisation, développement de la sous-traitance) et liquidation de milliers d’emplois (sidérurgie, mines, textile).
Cela provoque la désagrégation des collectifs de travail et militants. En même temps, les conditions de travail se dégradent avec l’intensification du travail, la suppression des temps de pause, de « respiration », la multiplication des outils de contrôle, la mise à mal de la séparation temps privé-temps professionnel, le développement du travail de nuit, du travail posté, la taylorisation du travail administratif et commercial. L’individualisation du travail et de la rémunération, la précarisation de l’emploi, engendrent souffrance et stress jusqu’au suicide, sans que se développent les ripostes collectives suffisantes.
Le mouvement social et syndical basé en partie sur la reconnaissance du travail perd un de ses fondements. C’est bien un des éléments de la faiblesse ressentie à travers les difficultés de mobilisation pour le combat actuel contre la réforme des retraites. Pourtant le rapport entre pénibilité et départ anticipé à la retraite est un des points centraux de cette contre-réforme. Partir à la retraite, ce n’est plus profiter d’un repos bien mérité mais fuir une souffrance, échapper à un monde destructeur de la santé mentale et physique.
Robert Pelletier